vendredi 17 juin 2016

A quatorze heures cinquante.



Le rendez vous était fixé.
Quinze heures à l'angle de la rue Bertholet.
Sur la jolie terrasse de ce petit café.
Elle avait un peu peur.
Son arrivée à lui allait bien dénoter.
Il aurait mieux valu rester vers Stalingrad.
Elle le savait.
Elle le sentait.
Mais après tout, rien ne devrait, rien ne pouvait vraiment les empêcher.
De se trouver.
De se retrouver.
De se parler.
De s'apprécier.
Elle n'osait pas penser plus loin.
Mais au fond, elle faisait plus que s'en douter.
Il y avait bien entre eux un lien puissant.
Plus fort que les racines.
Plus dense que l'amitié.
Plus fou que tout ce qu'elle aurait pu imaginer.
Etudiante, elle avait commencé à s'intéresser à leur situation après avoir entendu des copains discuter dans l'amphi.
Ou plutôt des copines en fait.
Le bénévolat attire a priori plus les filles que les mecs on dirait.
Elles étaient là, elles parlaient, agitaient les mains, s'énervaient, se révoltaient.
"Ils sont entassés sous des bâches, dans des tentes pour ceux qui en ont, avec parfois même pas un duvet pour se protéger".
"Avec toute cette flotte, c'est l'horreur, ils sont sans arrêt trempés, rien ne sèche !".
"Et y a même pas de chiottes tu sais ?!"
"Attends ils sont 400 et ils n'ont rien pour aller aux WC ??".
"Ben non. La mairie doit faire quelque chose. Mais apparemment ils sont débordés."
"Et pour les douches ? Et pour les bouffe ?".
"Ben y a un collectif qui s'est monté. Des assoc aussi. Ils préparent des repas chauds pour tout le monde. Ils font des roulements pour emmener les mecs aux bains douches aussi. Ils font un boulot incroyable c'est vrai".
"Le boulot des pouvoirs publics en fait ...".
"Voilà, t'as tout compris Sara !".
Et c'était là.
C'était ce jour là.
Précisément.
A cet instant.
Elle avait décidé qu'elle ne resterait plus statique et écoeurée devant sa télé.
Elle avait décrété que si le monde ne lui plaisait pas, rien ne l'empêchait d'essayer de le changer.
Elle avait sorti ses Doc Martens, une vieille veste de l'armée, et puis elle était partie à leur rencontre.
Au milieu des tentes.
Et des odeurs d'urine.
Tous ces hommes.
Tous ces migrants comme on les appelait.
Toute cette misère juste sous nos nez.
Elle avait décidé de  relever ses manches et de faire sa part.
Colibri désormais.
Elle avait donc rencontré les gens du collectif.
Des gens comme tout le monde.
Juste un peu plus sympas.
Et beaucoup plus engagés.
Des générosités à vous faire espérer.
Des coeurs et des bras purs.
De l'amour à la pelle.
Et surtout, surtout, pas de jugement.
Alors elle avait intégré ce groupe.
Ce collectif, devenu au fil du temps comme une petite famille.
Les urgences à gérer.
Les malades, les perdus, les inondés.
Elle avait commencé à aider.
Emmener les gars se laver, une fois par semaine, par groupe de 20 quand ils pouvaient.
Leur parler, tenter de se faire comprendre, baragouiner.
C'est fou comme les mots deviennent inutiles quand on se rapproche chacun de sa vérité.
On se parle avec les yeux.
Avec le coeur.
On se reconnaît.
Et parfois ...
Parfois ça devient un peu plus compliqué.
Parce qu'on devine dans les yeux de l'autre un sentiment qui naît.
Parce qu'on voudrait lutter, être bien raisonnable, mais qu'on les sent aussi, ces prémisses arriver.
A quel moment avait elle réellement basculé ?
Elle avait oublié.
Kazi avait 30 ans, des yeux de braise et des bras abîmés.
Cicatrices de son pays, cicatrices de son périple, cicatrices et tant de regrets.
Kazi avait la beauté sauvage d'un jeune afghan, mais les yeux d'un vieillard que la vie a trahi mille fois.
il avait tant souffert, tant vu, tant encaissé.
Son histoire l'émouvait.
Elle aurait pu pendant des heures l'écouter raconter.
Dans un anglais approximatif, coupé de mots afghans et d'un peu de français, il tentait juste pour elle, d'apprendre à raconter.
D'apprendre à se livrer.
D'apprendre à faire confiance.
Et dieu sait que c'est dur.
Quand tu as tout perdu.
Quand on t'a tout volé.
Quand tu n'as plus d'amis, de famille, de foyer.
Quand tu es seul au monde, perdu, déraciné.
A qui tu fais confiance ?
A qui tu ten remets ?
A toi seul.
Alors il faut apprendre.
Réapprendre.
La confiance.
Le partage.
Désapprendre la méfiance, l'isolement, l'inquiétude.
Les jours se sont suivis.
Semblables et différents.
Chaque semaine, un trajet.
Les bains douches jusqu'à Stal.
Se parler, de plus en plus, de mieux en mieux.
Jusqu'à se voir "en dehors".
Hors des murs.
Hors du camp.
Hors du temps.
C'était la décision.
C'était à sa demande.
Elle avait donc osé.
Proposer ce café, c'était tout un symbole.
Elle avait eu si peur.
Cette boule toujours au ventre.
Il aurait pu dire non.
Il aurait pu la fuir.
Mais il avait dit oui.
Et c'était là, juste là, c'était le moment, c'était ce moment.
A quatorze heures cinquante, tout pouvait basculer.
Elle était prête.
Ici.
Maintenant.



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